À la machine, Roman

Yamina Benahmed Daho

Gallimard

  • Conseillé par (Libraire)
    7 décembre 2021

    Invention. Innovation. Couture. Singer. XIXe siècle. Révolution industrielle. Travail. Capital. Biographie. Histoire. Mère. Aliénation. Politique. Lutte intestine. Asservissement. Progrès technique. Révolte des Canuts. Exposition universelle. Philanthropie. Aveuglement. Enfance. Exploitation. Dénuement.

    Autant de mots posés comme autant de pièces de tissus, assemblées, croisées, tressées, cousues, avec force, avec émotion. L'autrice nous raconte ici la destiné d'un homme, tailleur, inventeur de la machine à coudre, amené à périr seul et désargenté, dans l’indifférence générale, malgré le caractère révolutionnaire de son invention.
    À la rigueur historique de la biographie de Barthelemy Timonnier, l'autrice insère les fragments, les souvenirs touchants et pudiques d'une mère aimante enchaînée au métier.

    On finit le récit avec le sentiment que l'Histoire ne cesse de se répéter. Que la vie de Thimonnier, génial ouvrier disruptif certain de sortir de sa condition, cette vie, nous l'avons déjà vue, déjà connue ou observée. Par morceaux, par fragments. Que ceux qui le spolièrent de son travail, ceux qui condamnèrent ses inventions sont les mêmes. Et qu'ils le firent pour les mêmes raisons. Le joug, la nécessité, l'avidité. Cette vie, leurs vies, ce sont les nôtres.

    Pierre


  • 10 avril 2021

    " A ce point d'acmé, sous la fable magique de l'industrie domestique s'écrit un conte noir: la mécanisation incessante et croissante abaissant considérablement les salaires, les femmes, surtout les célibataires et les veuves, sont réduites à ce seul travail de couture domestique, condamnées à une paupérisation qui les oblige à accepter des commandes hâtives pour survivre et les contraint à travailler plus longtemps, plus vite, au-delà même de l'épuisement. Le travail à domicile devient l'usine chez elles; leur régulateur de temps de travail n'est personne d'autre qu'elles-mêmes. Elles sont enchaînées à la machine, captives de leurs commandes qui rapportent péniblement moins de deux francs par jour. Et quand des ateliers les couturières salariées sortent pour se mettre en grève, les travailleuses isolées à domicile ne les entendent pas soit parce qu'elles sont trop loin soit parce qu'elles sont menacées de perdre définitivement leur ouvrage si elles les rejoignent."

    L'autrice raconte l'histoire du tailleur et inventeur de la machine à coudre. On pense toujours à Singer lorsqu'on évoque la machine à coudre. En réalité, c'est Barthélémy Thimonnier qui en 1829 met au point le premier le métier à coudre. Pour mettre en valeur son invention, il signe un contrat avec Auguste Ferrand. Ferrand obtient dès lors la paternité de l'invention dont le brevet est déposé le 17 Juillet 1830. S'ouvre alors le premier atelier mécanique de confection du monde. Lieu où l'on va fabriquer les uniformes de l'armée. Mais l'atelier sera détruit par des ouvriers craignant de perdre leur emploi par l'utilisation des machines. Thimonnier rentre à Amplepuis, il reprend son travail de tailleur et continue à chercher des améliorations à sa machine. Il meurt en 1857 et comme de nombreux inventeurs, sans avoir profité du fruit de sa découverte.
    La narration que propose Yamina Benahmed Daho est elle-même une forme artisanale. Elle ne vise pas à transmettre la choses nue en elle-même comme un rapport ou une information. Elle assimile l'histoire de Thimonnier à la vie même de celle qui la raconte pour la puiser à nouveau en elle dans les réminiscences maternelles. La transmission orale des savoir-faire contribua longtemps à forger cette capacité à bien narrer. Le fil de la narration s'imprègne des paroles rapportées des ouvriers et des souvenirs de l'histoire personnelle. Le fil de la narration devient fonction et signe.
    Comme le fil pris dans la machine, il faut équilibrer les tensions à l'oeuvre entre les comportements, les discours et les directions. Ce texte se fait commentaire et dénonciation de la violence, de la paupérisation et de la difficulté des conditions de travail. C'est un terreau fertile à la division du travail. Le tissu devient social, sous la plume de Yamina Benahmed Daho. A l'usine, le travail est dorénavant considéré comme une marchandise.
    "La main, à l'origine, était une pince à tenir les cailloux, le triomphe de l'homme a été d'en faire la servante de plus en plus habile de ses pensées de fabriquant." André Leroi-Gourhan.
    Quand se défont les modes opératoires artisanaux, se déconstruit une forme ancienne du tissu social, caractéristique des sociétés solidaires par interdépendances. L'autrice décrit l'apogée d'autres valeurs: vitesse, immédiateté, profusion, satisfaction des désirs et du besoin de confort, émergence des loisirs. La narration décrit les luttes et les résistances du monde ouvrier.
    L'approche historique peint un portrait plus juste des ouvriers comme une minorité agissante, se fédérant avec difficulté pour revendiquer une amélioration des conditions de travail et des salaires. Toute introduction de nouvelle machine est sujette à une possible insurrection populaire.
    Les notions de justice, d'équité et d'honnêteté sont subtilement distillées dans le texte en regard des souvenirs d'exil de la mère qui emporte du pays la machine à coudre.
    Yamina Benahmed Daho offre des moments d'éternité à Thimonnier et à sa mère , des moments volés au temps qui file.